Thursday, April 13, 2006

Cioran, encore et toujours

Certains écrivains sont proprement décourageants. Ecrire ne serait-ce qu’un post après les avoir lu relève de l’action kamikaze ou du moins de la plus pure inconscience. C’est l’effet que me fait Cioran ( j’y reviens mais l’œuvre de cet homme m’obsède). En ce moment où chacun rivalise de pertinence quant à l’analyse des troubles qui ont agité la France, je repense aux premières pages de Précis de décomposition, publiées à Paris en 1949. Je ne crois pas avoir jamais lu quelque chose qui reflète plus parfaitement mon état d’esprit actuel :

"Lorsqu'on se refuse à admettre le caractère interchangeable des idées, le sang coule... Sous les résolutions fermes se dresse un poignard; les yeux enflammés présagent le meurtre. Jamais esprit hésitant, atteint d'hamlétisme ne fut pernicieux : le principe du mal réside dans la tension de la volonté, dans l'inaptitude au quiétisme, dans la mégalomanie prométhéenne d'une race qui crève d'idéal, qui éclate sous ses convictions et qui, pour s'être complu à bafouer le doute et la paresse - vices plus nobles que toutes ses vertus - s'est engagée dans une voie de perdition, dans l'histoire, dans ce mélange indécent de banalité et d'apocalypse... Les certitudes y abondent : supprimez-les, supprimez surtout leurs conséquences : vous reconstituez le Paradis. Qu'est-ce que la Chute sinon la poursuite d'une vérité et l'assurance de l'avoir trouvée, la passion pour un dogme, l'établissement dans un dogme ? Le fanatisme en résulte -tare capitale qui donne à l'homme le goût de l'efficacité, de la prophétie, de la terreur-, lèpre lyrique par laquelle il contamine les âmes, les soumet, les broie ou les exalte... N'y échappent que les sceptiques (ou les fainéants et les esthètes), parce qu'ils ne proposent rien, parce que -vrais bienfaiteurs de l'humanité- ils en détruisent les partis pris et en analysent le délire.
je me sens plus en sûreté auprès d'un Pyrrhon que d'un saint Paul, pour la raison qu'une sagesse à bourrades est plus douce qu'une sainteté déchaînée. Dans un esprit ardent on retrouve la bête de proie déguisée ; on ne saurait trop se défendre des griffes d'un prophète... Que s'il élève la voix, fût-ce au nom du ciel, de la cité ou d'autres prétextes, éloignez-vous-en : satyre de votre solitude, il ne vous pardonne pas de vivre en deçà de ses vérités et de ses emportements ; son hystérie, son bien, il veut vous le faire partager, vous l'imposer et vous défigurer. Un être possédé par une croyance qui ne chercherait pas à la communiquer aux autres est un phénomène étranger à la terre, où l'obsession du salut rend la vie irrespirable. Regardez autour de vous : partout des larves qui prêchent : chaque institution traduit une mission ; les mairies ont leur absolu comme les temples : l'administration, avec ses règlements -métaphysique à l'usage des singes... Tous s'efforcent de remédier à la vie de tous : les mendiants, les incurables mêmes y aspirent : les trottoirs du monde et les hôpitaux débordent de réformateurs. L'envie de devenir source d'événements agit sur chacun comme un désordre mental ou comme une malédiction voulue. La société - un enfer de sauveurs ! Ce qu'y cherchait Diogène avec sa lanterne c'était un indifférent…"

Précis de décomposition

1 comment:

Anonymous said...

http://www.geocities.com/PlanetCioran

Planète Cioran ...