Tuesday, February 26, 2008


L’ennui avec les grands livres, c’est qu’ils vous font passer le goût des autres. Des autres livres sûrement mais pas seulement lorsqu’il s’agit de Céline. Voyage au bout de la nuit vous détourne de la fréquentation de vos contemporains aussi franchement qu’une grippe carabinée. Tout y est gris, désespérant comme dans la banlieue de Série Noire, les êtres humains y sont tous plus abjects et intéressés les uns que les autres (sauf Molly, la jolie prostituée) et Bardamu creuse toujours plus profond dans le pus de l’existence humaine pour finalement constater que « le pire n’est jamais sûr ». Comme chez d’autres misanthropes géniaux, tout est foutu et l'écriture seule permet de ne pas sombrer tout à fait. Moi qui n’avais jamais sérieusement lu Céline avant (ce n’est pourtant pas faute d’y avoir été incité par l’odieux de Nantes), j’ ai trouvé là matière à d’infinies délectations . Dès les dix premières pages, cette course à l'abîme au milieu des ganaches imbéciles, des colons enfiévrés et des rentiers parricides m'a pris à la gorge et ne m'a plus lâché. Le style de Céline, incroyablement travaillé, mi- gouaille parigote, mi-style Grand siècle m'a terrassé. J’en viendrai presque à bousculer la petite hiérarchie de mes auteurs préférés même si le valétudinaire du Boulevard Haussmann tient toujours la corde. Celui-ci a hélas trop peu vécu pour écrire sur Céline mais ce que le toubib de Meudon a écrit de lui vaut davantage que des tomes et des tomes d’exégèse : « Proust, mi-revenant lui-même, s'est perdu avec une extraordinaire ténacité dans l'infinie, la diluante futilité des rites et démarches qui s'entortillent autour des gens du monde, gens du vide, fantômes de désirs, partouzards indécis attendant leur Watteau toujours, chercheurs sans entrain d'improbables Cythères. » Tout serait à citer bien sûr mais je ne suis pas certain que vous soyez prêts à vous enfiler ici et maintenant les 507 pages que dure le Voyage. Pourtant, des passages du tonneau de l’extrait précité, il y’a des centaines, de cette implacable constatation : « On est accablé du sujet de sa vie entière dès qu’on vit seul. On en est abruti. Pour s’en débarrasser on essaye d’en badigeonner un peu tous les gens qui viennent vous voir et ça les embête. Etre seul, c’est s’entraîner à la mort » jusqu’à cette diatribe anti-nataliste : « Tous les ouvrages de puériculture elle les avait lus et surtout ceux qui lyrisent à en pâmer les maternités, ces livres qui vous libèrent si vous les assimilez entièrement de l’envie de copuler, à jamais. A chaque vertu, sa littérature immonde. » En lisant ces lignes, comment ne pas faire le rapprochement avec certains passages dé jà cités de La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq (combien fûmes-nous à espérer que son improvisation vendredi soir ne prenne fin, nous délivrant de toutes les salades entendues et à entendre ?)

Et puis, parce que la chasse aux soi-disants « profiteurs » est ouverte dans toutes les administrations, qu’il n’existe plus d’autre valeur que le travail, cette ode revigorante à l’assistanat pour conclure : « J'avais peu à peu perdu la mauvaise habitude de leur promettre la santé à mes malades. Ca ne pouvait pas leur faire très plaisir , la perspective d'être bien portants. Ce n'est après tout qu'un pis-aller d'être bien portant. Ca sert à travailler le bien-portant , et puis après ? Tandis qu'une pension de l'Etat , même infime , ça c'est divin , purement et simplement. »

5 comments:

Jocelyn Manchec said...

Comme Don Quichotte,
comme Ulysse,
comme L'Homme sans Qualité,
comme L'Homme qui Rit,
comme Ada ou l'Ardeur,
Belle de Jour, Oblomov, La Conjuration des Imbéciles, Les Bienveillantes...
et la "Recherche"...
... cet imposant volume-là m'attire autant qu'il m'effraie... depuis des années...
Parviendrais-je enfin à m'y plonger ?
(là je suis dans le bref "Adolphe" de Benjamin Constant, dans lequel, après Durtal chez Huysmans, Costals chez Montherlant, je viens de me trouver un nouvel alter ego !)

Jocelyn Manchec said...

"Belle de Jour" ? Je voulais dire "du Seigneur" !

Anonymous said...

Dois-on penser que tu as enfin fini l'ouvrage ? Alors, bienvenue dans la modernité du XXème siècle littéraire ! Et le passage de l'avortement, considéré comme un clepsydre sanguin immonde, est un des plus dérangeants que la littérature ait produit. Quant au commentaire de Céline sur Proust, tu as choisi l'un des plus soft, ce qui ne te ressemble guère. Je pars pour Paris ce matin et te joins avec impatience à mon retour. D'ici là, je suis tranquille, tu ne devrais pas trop avancer dans l'Ulysse de Joyce!!!

Bises de ton OdN.

saab said...

C'est assez bizarre car j'ai lu le livre de Céline et celui de Cohen Belle du seigneur il y a quelques mois et pour le moment je m'attèle à celui d'Houellebecq et je dois dire que la noirceur de leur écriture en ce qui concerne la nature humaine m'interpelle et je ne m'en lasse pas.

Leur point de vue offre une perspective de temps en temps pertinente sur notre vraie nature(mais bien sur ils en rajoutent dixit pour Houellebecq qui adore se faire épinglé par la presse cela lui fait de la pub gratuite pour gonfler ses chiffres niveau ventes)

Eric Aussudre said...

Mariaque : Les livres estampillés chefs d'oeuvre ont aussi le don de m'effrayer. Peur de ne pas être à la hauteur en tant que lecteur. Ce qui fait que je n'ai jamais lu une ligne de Dostoievsky par exemple. Céline, ça vaut le coup de vaincre ses alarmes, tu devrais y trouver ton compte.
L'OdN: j'ai peut-être choisi un des plus softs mais pas un des moins fulgurants.
Saab : plus que de temps en temps, hélas !