Le mot fameux de Talleyrand convient à merveille au livre admirable de Benedetta Craveri, Les derniers libertins.
Elle y retrace le destin de 7 aristocrates (Lauzun, Ségur (comte et vicomte), Brissac, Boufflers, Narbonne et Vaudreuil) juste avant le grand cataclysme. 7 aristocrates qui sont l'émanation parfaite de cette génération dorée qui faisait rimer haute naissance, irréligion et bel esprit. Tous avaient en commun d'être séduisants, de ne pas manquer de panache mais aussi d'être des enfants des Lumières, nourris de Voltaire et de l'Encyclopédie. De douces fées s’étaient penchées sur leur berceau leur accordant charme, fortune et brio intellectuel. Ce charme, ils en usèrent et abusèrent auprès de femmes libres, spirituelles et pas toujours farouches. Et si tous aussi ou presque se marièrent par intérêt (le comte de Ségur faisant notoirement exception), c'est qu'ils se refusaient à confondre à la différence des gentilshommes anglais contemporains conjugalité et passion amoureuse. Mais c'était un accord tacite dans toute l'aristocratie française que l'on pouvait entretenir une (voir plusieurs) maîtresses, lui faire un enfant (et souvent le légitimer) du moment que l'on demeurât dans le "bon ton". 50 ans plus tard, le conformisme bourgeois se chargerait de faire rendre gorge à ces petites arrangements avec la morale. Mais le libertinage ne se limitait pas à un butinage sexuel effréné. Il s'accompagnait d'un agnosticisme revendiqué et d'une subtile contestation de l'absolutisme.
Ne doutant pas de leurs talents, tous rêvaient d'occuper des postes de responsabilité (général, ambassadeur, ministre) mais tous se heurtèrent à une monarchie à bout de souffle qui donnait plus de crédit à la faveur qu'au mérite. Frustrés dans leurs ambitions (Lauzun n'obtint jamais un commandement à la hauteurs de ses capacités, Narbonne dut attendre la Révolution pour être ministre) et lucides sur l'influence délétère qu'exerçait la Cour et les favoris (faveurs dont ils bénéficièrent parfois) sur la pratique du pouvoir, ils rentrèrent dans une opposition résolue au Roi (en s'agrégeant souvent autour du Duc d'Orléans et du Palais-Royal), préparant 1789 en coulisses (même s'il n'en virent pas immédiatement l'aspect dévastateur pour leur caste).
Louis XVI, pour son malheur, ne sut pas tirer parti des qualités de ces jeunes gens et quand enfin il donnera à certains d'entre eux un poste à la hauteur de leurs capacités (Narbonne notamment), son crédit sera trop entamé pour pouvoir leur offrir autre chose qu'un soutien poli.
Ne pouvant donner toute la mesure de leurs qualités sur l'échiquier politique, ils trouveront tous une consolation dans la sociabilité d'Ancien Régime. Salons, cercles littéraires, gazettes, théâtres, alcôves, tout leur était bon pour donner libre cours à cette éloquence, à cet art si subtil de la conversation (magnifiquement évoqué ici) qui ne résistera pas à l'exil et à la Terreur.
C'est en effet l'aspect le plus poignant du livre, sa dernière partie, qui raconte avec une indéniable empathie, la disparition prématurée de cette génération, emportée par le vent de l'Histoire.
Emprisonnés (Besenval dont Hubert Robert a peint la cellule (voir ci-dessus)), défenestrés (le Comte de Clermont-Tonnerre le 10 août 1792), massacrés (le comte de Brissac qui vendit pourtant cher sa peau face à des sans-culotte enragés), guillotinés (par dizaines), ils viendront se fracasser aux récifs de 1793 et du Tribunal Révolutionnaire qui leur fera payer au prix fort les privilèges de leurs naissances. Ceux qui ne furent pas assez prudents pour partir tant qu'il en était encore temps eurent du mal à passer entre les mailles du filet très serré tendu par les délateurs obsessionnels et les accusateurs professionnels. Cependant, et c'est encore un trait commun, tous adoptèrent face à la mort une attitude "grand seigneur" (prenant exemple sur le Roi), refusant de transiger avec le code de l'honneur leur dernière heure étant venue. C'est Biron (ex-Duc de Lauzun) qui fait l'impression la plus forte, désarçonnant ses geôliers et pas seulement : "Après avoir dîné de bon appétit, il passa la soirée en lisant et s'endormit sereinement. le lendemain matin, après s'être habillé avec soin, il se fit apporter des huîtres et du vin d'Alsace et invita le geôlier à trinquer avec lui. A l'arrivée du bourreau, il le pria de le laisser finir ses huîtres et lui offrit à boire en lui disant aimablement: " Vous devez avoir besoin de forces au métier que vous faites." Puis, calme et hautain comme le Don Juan de Baudelaire, il monta sur la charrette pour son dernier voyage." Comme l'écrit Elizabeth Vigée-Lebrun dans ses Mémoires (souvent cités par Benedetta Craveri) : "Si Les victimes de ce temps d’exécrable mémoire n'avaient pas eu le noble orgueil de mourir avec courage, la terreur aurait cessé beaucoup plus tôt". Ils moururent d'être restés des "libéraux" dans un temps où la modération était devenue impossible. Aussi éloignés de la dictature jacobine que de la restauration de la monarchie absolue, ils rêvaient d'un système bicamériste à l'anglaise. Mais après l'épisode malheureux de la Fuite à Varennes, ce rêve s'éloignerait pour toujours.
Demeurent des lettres (par milliers), des vers, des Mémoires, évoqués avec empathie dans Les derniers Libertins, témoignages précieux d'une époque où le "bien écrire" était aussi consubstantiel aux grands seigneurs que l'absence d'esprit de sérieux.
Mais le plaisir immense qu'on prend à la lecture de ce livre vient aussi des portraits de ceux qui gravitèrent autour de ces Libertins, libertins eux-mêmes ou à tout le moins beaux esprits qui rivalisent d'intelligence et d'impertinence parfois avec nos 7 chevaliers. C'est Chamfort, l'ami paradoxal du Comte de Vaudreuil lui disant son fait sans jamais se départir d'une inaltérable affection, c'est la Comtesse du Barry, fille du peuple mais vraie grande dame couvrant le Chevalier de Boufflers de folles prodigalités, c'est Madame de Staël, cachant Narbonne, son amant des mains des commissaires du peuple au mépris de sa vie et c'est enfin Talleyrand l'insaisissable, mi-observateur implacable, mi-commensal indispensable dont la mort en 1838 signerait pour toujours la fin d'une civilisation.
Le Comte de Vaudreuil par Elizabeth Vigée-Le Brun (1784)
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