Musicalement parlant et cela semble être un fait entendu pour beaucoup de monde, les années 80 furent une période de cauchemar. Tout ce qui près ou de loin touche à cette décennie est marqué du sceau de l’infamie . L’anathème porte sur les radios subitement devenues inaudibles (Goldman, Sting, Queen ( you’ll name the others )) polluaient les ondes récemment libérées ( tout ça pour ça )) ; sur le cd, cet objet moche au son métallique qui démodait les somptueux disques vinyles dont les visuels avaient hanté nos nuits ; sur Rock’n’folk qui arborait Samantha Fox en Couverture là où dix ans plus tôt trônaient les Clash et les Sex Pistols ; sur le Live Aid qui annonçait des moments vraiment pas gais : ces chorales de charité toujours prêtes à vous tirer l’écu de la poche, ces réunions de vieux grigous usés jusqu’à l’os ressassant leurs hymnes rhumatisant devant des foules obséquieuses (ce qui fait qu’au bout du compte on comprenait très bien que des Ethiopiens préférassent se serrer la ceinture plutôt que de subir le bouffi Phil Collins en maître de cérémonie ). Mais dans ce tableau accablant, il y’a un hic. Un gros hic. Un groupe qu’il n’est pas possible d’effacer d’un simple revers de la main. Entre 1983 et 1987 ( et ils n’ont donc aux yeux des sectateurs des eighties pas même l’excuse de déborder sur la décennie qui précède ou qui suit ) , les Smiths ont par leur seule présence redonné du crédit à l’époque dans laquelle nous vivions notre adolescence. Ils développèrent un univers esthétique, émotionnel si puissant et si personnel qu’une rupture était inévitable avec ce à quoi j’avais cru jusque là. Toutes mes valeurs de référence ( l’esprit canonique du rock’n’roll, les chemises à carreau, les tripes sur la table, les chicots de Keith Richards ) furent pulvérisées.
Pourtant, ce serait mentir que d’affirmer que la lumière m’est venue au premier coup d’oreilles. La première fois, c’était This Charming man dans la voiture de Catherine Dupuy alors qu’elle nous transportait du Lycée Pothier vers la fac de Géographie. Ses paroles prophétiques ( le groupe dont tout le monde parlerait demain ) nous laissèrent de marbre. Une virilité chancelante, une mélodie qui ne trouve pas immédiatement sa voie et surtout mon désir de ne pas suivre la hype me firent rater une occasion historique d’être enfin en phase avec mon temps. Je me rabattais connement vers mes piliers d’alors ( Inmates, Sticky fingers) sans vouloir goûter davantage à la nouveauté corruptrice . Je refusais d’assumer ma fragilité, celle que les mots de Morrissey me renvoyaient en plein visage. Il fallu attendre leur séparation ( et Strangeways qu’Heather m’offrit à Noël ) pour qu’enfin je me décida à reconsidérer leur cas. J’avais grandi et je savais désormais que je pouvais faire une croix sur mes rêves de cow-boy. L’insatisfaction existentielle de Morrissey ( Heaven knows I’m miserable now ), la propension qu’il avait à discourir sur son impossibilité à être aimé ( Unlovable, I know it’s over ), ce besoin de consolation jamais assouvi ( Last night I dreamt that somebody loved me ), cette sexualité morbide ou carrément inexistante ; nous n’avions jamais rien entendu d’aussi impudiquement vrai . Mais aussi délectable que nous apparut l’auto-apitoiement de notre nouvelle idole, si les Smiths n’avaient été que cette complaisance larmoyante, nous les aurions abandonné une fois abordé les rives de l’âge adulte. Mais ce ne fut pas le cas, bien au contraire. Les Smiths avaient pour eux de venir de plus loin et de viser plus haut. Les fixations artistiques de Morrissey, son anglais vraiment vernaculaire et l’éclectisme musical de Johny Marr permirent de dépasser très vite l’image misérabiliste qui collait à certains de leurs premiers titres. Le mélange de vécu personnel, de citations littéraires ou journalistiques finement affûtées et de mélodies puisant à la fois dans le rockabilly primitif ( Rusholme Ruffians ), l’héritage kinksien ou le vivier de la variété anglaise féminine ( Sandie Shaw n’était pas leur icône pour rien ) donna au groupe une personnalité si forte que très vite des pans entiers de leurs chansons se gravèrent de manière indélébile dans nos cerveaux fascinés ( « I’m the son, and the heir of a shyness that is criminally vulgar », « Belligerent ghouls run Manchester schools », « On the day that your mentality catches up with your biology » ).
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