Tuesday, March 06, 2007

JP_Kauffmann_8

Il y a les écrivains du panthéon. Ceux-là (dans mon cas, ils s'appellent Proust, Cioran, Flaubert, Saint-Simon), ils sont toujours à portée de la lampe de chevet et on sait qu'on y reviendra indéfiniment. Il y a les écrivains, historiens, essayistes, critiques qu'on relit sans cesse parce que leurs formules ont le don de nous plaire ou que leurs récits nous captivent (Amouroux, Rinaldi, Manceron, Fumaroli).Il y a les écrivains qu'on a rencontré par hasard ou presque, qu'on a aimé l'espace d'un livre ou d'une année mais chez qui on retourne moins souvent, par paresse, par négligence ou parce qu'on est passé à autre chose ( Hyvernaud, Echenoz, Berroyer, Bernanos). Il y a aussi les écrivains qu'on n'a pas encore lu et dont on se reproche tous les jours de n'avoir pas encore entamé la lecture (Yourcenar, Huysmans, Céline parmi tant d'autres). Et puis il y a les écrivains avec lesquels on partage plus que des affinités, j'irai presque jusqu'à écrire, une connivence. Leur univers nous est familier, leur mode de pensée nous réjouit et nous nous délectons à l'avance des retrouvailles avec leurs ouvrages. Ils ont pour nom Maurice Genevoix, Emmanuel Bove ou Philippe Garnier. Jean-Paul Kauffmann fait aussi partie de ces écrivains auxquels on aimerait ressembler tant ils écrivent et sentent « juste ».
En 1997, dopé à la cortisone suite à une sinusite « carabinée », j'avais dévoré sa saisissante Chambre noire de Longwood. Dix ans après, La maison du retour m'a peu ou prou procuré les mêmes émotions. Comme pour l'ouvrage situé à Sainte-Hélène, la trame narrative est assez lâche qui permet à l'auteur de distiller une suite d'impressions et d'apophtegmes, ceux-ci encadrant le lent retour à la vie d'un homme perclus par trois années de claustration mais qui refuse de se laisser enfermer dans son rôle d'ex-otage. Dans La chambre noire de Longwood, sa détention apparaissait en filigrane mais n'était jamais directement évoquée. Là, à plusieurs reprises, il revient sur la brutalité de sa captivité mais uniquement afin de livrer à ses lecteurs les raisons qui l'ont empêché de sombrer. Parmi ces raisons, il y'a non pas la littérature mais les livres : « Pendant ma captivité, j’ai manqué cruellement de livres. Nos geôliers nous en apportaient de manière très irrégulière. Où les avaient-ils dénichés ? C’étaient les titres les plus imprévus. J’ai fait mes délices de la collection Harlequin. Quand on n’a plus rien, s’appuyer sur une histoire – même pas une histoire, des lignes suffisent, des phrases pourvu qu’elles soient à peu près cohérentes-, c’est se constituer un bouclier contre le monde hostile ». Dans La maison du retour, Jean-Paul Kauffmann choisit la solitude d'une résidence secondaire dans les Landes pour réapprendre à vivre. Le temps de la rénovation de cette bâtisse avec pour seuls compagnons deux maçons affectueusement surnommés Castor et Pollux, un crapaud bleuté et quelques voisins discrets, le narrateur « consent » à nouveau à vivre. Formidable livre panthéiste (où le vin et les arbres agissent comme autant de manifestations célestes), éloge de l'amateurisme (« Je pourrais lui dire aussi que l’amateur est le contraire du fanatique ») et de l'inachèvement, La maison du retour parle d'un homme qui « fait retraite » sans pour autant refuser « la compagnie et le partage ».Un livre savoureux qu’on quitte à regret en sachant bien qu’on est peut-être pas près d’en retrouver un de sitôt.

6 comments:

coolbeans said...

"Il y'aurait" pas un petit problème au niveau de tes "il y'a" ?
;-)

Eric Aussudre said...

Tu as bien raison de m'apostropher ainsi. C'est maintenant corrigé !

coolbeans said...

Un post(hume) sur Baudrillard, m'ami Eric ?

coolbeans said...

(il fallait lire "l'ami", bien sûr...eh eh)

Eric Aussudre said...

Evidemment quelqu'un que j'aimais bien, un mauvais esprit tout à fait à mon goût. J'en reparlerai sûrement un jour.

Anonymous said...

Ce que j'aime dans la littérature, c'est sa capacité de prédiction, d'actualité bouleversante. Le surréasliste que je suis ne peut pas ne pas rendre hommage à Breton, si décrié pour son aspect dogmatique, mais si puissant quand il évoque "l'infracassable noyau de nuit" qu'est chaque texte, chaque poème qu'il est susceptible dans ces meilleurs jours de porter à l'incandescence. Jugez-en vous-même. Je sais que la scène que je rapporte est improbable, et qu'il ne manquera pas de détracteur pour affirmer que j'ai menti, mais qu'importe. Elle a eu lieu cet été (le 28 août pour être précis, mais je prend s la liberté d'affirmer qu'elle a eu lieu hier, car je suis repassé au même endroit, et je peux affirmer que je ressentais encore comme le spectre sensible . Oui, je savais que Nantes était la ville de France qui réservait le plus de surprises, de raccourcis entre le réel et la poésie la plus inattendue et bouleversante. L'étincelle naît du choc entre deux silex et voici que mes mots, née de la flamme, vont chercher à te la transmettre. Une plaque, que le temps a verdi, est sur la petite maison du parc de Procé et les mots de Breton l'attestent : "Nantes : peut-être avec Paris la seule ville de France où j'ai l'impression que quelque chose qui en vaut la peine, où certains regards brûlent de pour eux-mêmes de trop de feux, où pour moi la cadence de la vie n'est pas la même qu'ailleurs, où un esprit d'aventures au-delà de toutes les aventures habitent encore certains êtres ". J'aime cette citation et les ombres au regard d'aube portent au creux des yeux une incandescence pure. J'aime cette passante qui me dévisage; elle porte, follet, un feu qui pourrait me dévorer, mais l'incendie passe et la catastrophe se produira plus loin. La plaque verte n'a pas menti, et tout droit sortie d'une ville transparente, comme posée à même sur la ville de pierres lépreuses, comme un fantasme qui disjoint un peu plus le bitume abîmé, et où les plantes grimpantes échaffaudent leur guet-apens... voici le moment surprenant, à la croisée des ombres obliques et du jour tombant.

Ainsi, hier, en allant trivialement chercher du pain (trouver une boulangerie ouverte un samedi soir à 18h58 relève d'une gageure étonnante), en descendant la rue Jean-Jacques Rousseau, sortie de la rue du Chêne d'Aron comme on sortirait d’une boutique de chaussures, une femme nue a coupé mon chemin. Je dis nue, des pieds à la tête, une femme étonnament nue, la trentecinquaine assurée, le corps un peu arrondi, mûr de ses formes fortes, mais d’une nudité ruisselante d'incongruité. Tu me prendras pour un menteur, en proie à des élucubrations fantasmatiques. Rassure-toi, Viviane : ma libido sciendi dépasse de loin ma sentiendi, il est vrai, mais je survis et ne cherche pas encore dans des rencontres diurnes ce que mes jours et mes nuits ne me proposeraient plus. J'avoue simplement qu'en trente ans de déambulation citadines, je n'avais jamais eu ce choc qui fait que j'ai continué ma route, à un mètre derrière elle, m'amusant du regard ébahi des piétons qui la croisaient, eux-mêmes comme abasourdis par cette créature sortie d'un bocal transparent et qui descendait la rue dans un état second. Je dis qu'elle marchait comme en creusant un spectre sensible où se démultipliaient les regards autour d'elle. Dans le sillage qu'elle me frayait -en étendant la main, mais c'eût été un geste sacrilège que je n'ai pas même envisagé, je l'eusse touché au creux de la hanche- je sentais comme une immense galerie blanche et fraîche qui repoussait comme la tiédeur du jour encore à peine présente. La beauté d'un tableau de Delvaux, dans cette naissance de la nuit... mais contrairement à ce peintre, les pieds de cette femme, nus, trottaient en cadence. Arrivée au passage piéton, à l'intersection entre la rue Jean-Jacques et le quai de la Fosse (les vieux nantais l'avaient surnommé le quai de la Fesse en raison des activités mercantiles qui rendaient la plupart des maisons borgnes), elle s'est immobilisée sur la chaussée, a invectivé le chauffeur qu'elle a arrêté, lui demandant de l'écraser, avant de faire subitement demi-tour. Je suis parti à droite; il m'a semblé qu'elle remontait la rue. L'hystérie qui semblait galoper comme lierre qui dévorerait une façade, la folie et ses herbes hautes guettées par le déséquilibre et ces passants qui s'amassaient déjà, leurs têtes goguenardes, tout menaçait déjà fortement de rendre ce moment poétique, immense et improbable et beau du tremblement qu'occasionnait sa démarche délicate - je revois son pied qu'elle tenait comme suspendu, marchant sur la pointe, le talon relevé, comme pour ne pas faire de bruit, comme pour s'excuser de l'immense silence qu'elle créait - je dis que tout menaçait de détruire et de flétrir ce moment de beauté sorti de la rue du chêne d'Aron. Je ne me suis pas retourné, et je n'ai pas remonté cette rue pour rentrer chez moi. J'ai rêvé cette nuit qu'elle se promenait nue dans le passage Pommeraye, poursuivie par les sirènes hurlantes des policiers cherchant à l'enfermer en HP. Voilà donc pour cette bouleversante rencontre. Et dire que j'ai sillonné la ville avec mon appareil pendant des jours mais qu'à ce moment-là, je n'avais strictement qu'un euro dix en poche. Mais la beauté ne s'achète pas, ne s'immobilise pas. Breton la disait convulsive et le tremblement qui saisissait chaque passant en était la preuve palpable, comme la marque d'une vague invisible et secrète où la fièvre et la folie se hérissaient nue contre la prosaïque ville. Voilà pour ce petit moment de vie, pulsation poétique où la parole surréaliste est venue ressurgir, au détour d'une rue. Sous la cendre du jour couve la lave du poème, comme corps nu sous son fourreau de velours. Et ses mots sont lancés pour repousser le jour, allumer dans la ville une rouge fenêtre où l'air se purifie et devient incandescent. Parce que Breton a parlé dans le matin clair, la nuit, tout à l'heure, sera moins aigre.

L'odieux de Nantes