Je vous entends déjà soupirer à l'énoncé d'un nouveau panégyrique de mes suédois préférés mais voilà, en fouillant dans ma vieille collection de Rock&Folk, je viens de retrouver l'article de Michka Assayas, daté d'avril 1983* qui m'a fait virer ma cuti (même si je n'ai découvert l'article en question que cinq ans plus tard en rachetant ce numéro aux puces) et je ne résiste pas à la tentation de vous le délivrer ici in extenso. Voilà le texte que je regretterai toujours de n'avoir pas écrit moi même. Un bréviaire, que dis-je, un viatique !
" Attachez vos ceintures : cette chronique va être consacrée à faire l'apologie d'Abba sans conditions, avec le minimum syndical de précautions d'usage et sans le moindre souci du « comment faut-il vous l'emballer» qui ôte généralement tout son mordant à l'art du «je défends l'indéfendable ». Abba est mieux qu'indéfendable: Abba m'a terrassé. Et je fonce. Bien. Tout le monde connaît Abba : quatre monstres vikings, dont deux gros tonneaux moustachus aux babines ruisselantes de bière brunâtre costumés comme Jacques Martin dans les «Visiteurs de l'Espace » et deux boudins permanentés** à mi-chemin entre les patineuses du cirque de Moscou et les ballets Maritie et Gilbert Carpentier version 1971. On les applaudit. Que sait-on encore? Qu'ils rembourrent leurs matelas de gros billets suédois (des gunnars ? des aquavits ? je ne sais plus) pour ne rien déclarer au Fisk local. Qu'ils se détestent mais qu'ils ne ferment pas l'entreprise pour pouvoir continuer à gagner ces gros gunnars avec lesquels ils continueront à s'acheter des vêtements de trapézistes et des gros manteaux en phoque? Que les deux gros doivent se comprimer dans des costars de V.R.P. chaque fois qu'ils se rendent au gros building de leur maison d'édition ? Oui, on sait tout ça. Et on pourrait continuer longtemps à détailler les ridicules de ces gens qui ont le malheur de ne pas être photogéniques, de n'avoir aucun goût vestimentaire et de représenter le summum du bubblegum tendance « jeune adulte ».
Sans doute commencez-vous à me voir venir. Vous aimez « Holiday » des Bee Gees ? Vous aimez « Sunday Girl » de Blondie ? Vous aimez «Video Killed The Radio Star» des Buggles? J'irai plus loin : vous aimez « Accidents Will Happen », « Oliver's Army » d'Elvis Costello ? Eh bien, écoutez «S.O.S.» et «Waterloo» d'Abba, et vous comprendrez ce que signifie l'expression « écrire des chansons par télépathie ». Toute la première face de « Armed Forces » — l'homme l'avait avoué en toute candeur à l'époque — vient d'Abba.
Je manque peut-être d'imagination, mais je ne vois pas d'équivalent d'Abba en France. « Sylvie Vartan, Sheila... » se met à entonner un chœur bêlant. Mais non. Quand elles ont cessé de reprendre Spector, c'est-à-dire à une époque où mes souvenirs commencent à peine à sortir d'une certaine confusion, elles ont choisi leurs chansons sans goût, on leur a fait reprendre n'importe quoi, et vous admettrez qu'il n'y a pas de comparaison possible. Imaginez un Michel Polnareff qui aurait exclusivement écouté Spector, les premiers Bee Gees et serait imprégné d'une culture musicale purement anglo-américaine*** : vous commencez à voir se dessiner la chose. Abba est une entreprise d'artisans méticuleux, besogneux qui n'ont jamais placé leur confiance que dans les vertus ancestrales du couplet surpuissant et du refrain fusée, de l'arrangement bricolé avec les références les plus populaires qui soient (classique, music-hall, disco, ils n'ont aucun scrupule) et des harmonies explosives. Ça marche sur le papier, ça marche en studio, ça marche à l'écoute. Dans ces vingt-trois 45 tours (j'en ai peut-être vu passer deux quand ils sont sortis), on entend une bonne dizaine d'applications du principe « comment fabriquer des classiques quand on se sait sans génie mais qu'on a de l'intuition, de la patience et l'amour de la fabrication». D'abord, Abba parle la vulgate du Concours de l'Eurovision, que j'ai toujours senti divisé en deux tendances contradictoires : d'une part le côté romantico-latin chanson pour ('UNICEF braillée par une cheftaine en larmes, d'autre part le côté nordique anti-lacrymogène, résolument pop, militaire et showbiz. Vers la fin de sa carrière, Abba a versé dans le premier panneau, se fendant de niaises envolées vibrantes prônant la paix dans le monde ou quelque chose d'équivalent. Mais au début, de 1974, année où ils remportent ce mirifique Concours, à 1978-79, Benny An-dersson et Bjôrn Ulvaeus, assistés de Stig Anderson, qui disparaît après « The Name Of The Game » et que je soupçonne d'être le grand génie, ont représenté l'équipe de compositeurs-producteurs-arrangeurs la plus brillante, celle qui a fait manger leur chapeau à des gens aussi divers que Pète Townshend, Elvis Costello, on l'a vu, Tilbrook-Difford, etc. S'il y avait des écoles pour enseigner la composition de chansons pop, il faudrait obliger les étudiants de première année à disséquer « Waterloo », « S.O.S. » et le magistral « Knowing Me Knowing You ». Une idée toutes les dix secondes, les effets de retardement du couplet au refrain les plus raffinés qui soient, les accroches les plus diversifiées — des Beach Boys à Donna Summer en passant par Sonny & Cher (le hautbois de « l've Got You Babe » pratiquement repiqué sur « Mamma Mia ») et les Bee Gees de 1967. Je suis bien conscient qu'Abba, culturellement parlant, est une valeur qui n'est même pas cotée à la bourse du rock. Que ça représente à la perfection tout ce que bon nombre de gens qui font revivre les groupes de rock peuvent détester. Est-ce pourtant une opinion si absurde que de trouver plus d'innocence, d'intelligence instinctive, d'ardeur à bien faire, qui sont pour moi les qualités séminales et perdues des Années 60, chez Abba que chez tous ces marchands de soupe qui vendent de l'authenticité, de la « rue » et de l'enthousiasme feint à grands renforts de média ? Et puis zut. On parle assez souvent, à tort et à travers, de « bonnes chansons » dans les disques qu'on écoute pour qu'on se donne la peine d'aller voir comment c'est fait chez ceux qui n'ont cessé d'offrir « the real thing». Envoyez les lettres d'insultes après avoir écouté la première face de ce disque. — MICHKA ASSAYAS. "
* : le pretexte à cet article était la sortie de cette compilation parue chez Vogue
**: Pour asseoir sa démonstration, Michka pousse le bouchon un peu loin. Si Agnetha et Frida sont des boudins, moi je suis George Clooney
***: Je m'inscris là en faux. je pense à l'inverse que ce qui fait la spécificité d'Abba, c'est son refus de s'inscrire dans cette tradition anglo-américaine. Abba ne doit quasiment rien au blues, au R'N'B, au gospel mais tout au folklore européen, Méditerranée comprise.
5 comments:
"Si Agnetha et Frida sont des boudins, moi je suis George Clooney"
T'as un ptit air de Clooney quand même lol
Est ce que les noms de Camera Obscura et de Regina Spektor te disent quelque chose? Ce sont mes derniers coups de coeur =)
Enfin si t'as un moment, jette un coup d'oeil sur:
http://www.radioblogclub.fr/fav/0/2297219/0
C'est ma playlist, bon ya peut être des choses un peu nulles mais bon, on ne se refait pas !
Hélo!se
PS: ué je sais, signer comme ça me donne un petit coté P!nk lol
Tiens, je suis tmbé là dessus sur Pitchmachin:http://www.pitchforkmedia.com/article/feature/43621-column-poptimist-5
Et c'est sûr qu'il y a des gens qui oeuvrent dans ton sens. Mais bon, j'ai beau me forcer, Abba me sort par les trous de nez.
L'article est en tout point passionnant. Merci, Michel ! je ne l'aurai jamais découvert sans ton lien. Tu m'épates à lire des études aussi complètes sur des gens qui sont aux antipodes de tes goûts. Il y'a des contraires qui sont effectivement difficiles à réconcilier. Personnellement, il me semble presque impossible d'aimer à la fois Karen Dalton et Abba tant leurs conceptions de la vie, de la musique semblent antagonistes.
A bas Abba!
Ouh!
L'odieux de nantes
Je vois qu'au bord de la Loire, le combat n'est pas gagné d'avance !
Sonic
Post a Comment