Saturday, February 27, 2010

Après lecture


Les Bienveillantes est une énigme. On y évoque les pires turpitudes de l’espèce humaine, on y déporte, on y emprisonne et on y assassine en masse et pourtant on ne peut s’en détacher. Le roman vous colle aux mains comme la boue collait aux bottes cloutées des soldats de la Wehrmacht. Malgré toutes les horreurs qui s’accumulent dans le roman de Jonathan Littell, je guettai le moindre moment de libre, la moindre récréation pour m’y replonger. Ce n’est pas que Les Bienveillantes soit un livre sans défaut. Loin de là. On y sent ses fiches, on voit que l’auteur a potassé tout ce qui a pu s’écrire sur la destruction des Juifs d’Europe et l’agonie du Reich, de Hillberg à Beevor. Le style a ses lourdeurs et les anglicismes sont nombreux. Il y a aussi cette fâcheuse impression que Max Aue fut toujours là lorsque le pouls de l’Histoire s’accélérait , qu’ aucun des grands protagonistes ou des petits comparses du Troisième Reich n'échappèrent à sa poignée de main. Il se retrouve à Stalingrad lorsque la sixième armée, aux abois est encerclée, reçoit les bombes des Lancaster anglais dans Berlin ravagée. Il participe à une partie de chasse avec Speer, reçoit ses ordres directement de Himmler , partage la cellule de Negele le jour qui précède son exécution et croise même l’ombre de Jünger dans une gare du Front de l’est. Ce n’est plus la guerre de l’Obersturmführer Max Aue, c’est Tintin au pays des Nazis.

Et pourtant, ce livre, on ne l’a pas lâché, malgré son poids, malgré les ronflants titres S.S sans cesse énoncés. On l’a lu soir et matin jusqu’à la nausée. On l’a lu passionnément au risque terrible (dénoncé, et c’est compréhensible, par de nombreux critiques) de l’empathie. Max Aue, c’était nous, c’était un homme et c’est ce qui rend la lecture des Bienveillantes si troublante, si gênante. Eut-il été un monstre, un pervers sadique s’adonnant au crime en gros, on aurait pu refermer le livre soulagé en se disant que les S.S n’étaient au fond qu’ une poignée de malades absolument pas représentatifs du reste de la population allemande. Mais tel n’est pas le cas, Max Aue est un allemand ordinaire avec juste une sexualité un peu plus trouble que le commun des mortels. C’est un homme cultivé, un esthète même qui écoute du Bach à ses heures perdues. Il peut écouter une passacaille de Forqueray sur son gramophone le matin et l’après-midi procéder à l’exécution de juifs dans une forêt d’Ukraine. Non qu’il en conçoive du plaisir mais parce que cette mission est rendue nécessaire par l’idéologie à laquelle il sacrifie. Cette idéologie, il la sert tout autant que les officiers de la Wehrmacht qui prétendront plus tard avoir mené une guerre propre (thèse à juste titre battue en brèche par Littell) Cette idéologie, comme d’autres, il y a cru et quand tout est perdu, il s’y raccroche pour ne pas mettre fin à ses jours. Très souvent et pas simplement à cause de la citation de Sophocle dans le prologue, j’ai pensé à Cioran et à mon livre de chevet, son Précis de décomposition : « Idolâtres par instinct, nous convertissons en inconditionné les objets de nos songes et de nos intérêts. L’Histoire n’est qu’un défilé de faux Absolus, une succession de temples élevés à des prétextes, un avilissement de l’esprit devant l’improbable[…] Que l’homme perde sa faculté d’indifférence : il devient l’assassin virtuel ; qu’il transforme son idée en dieu : les conséquences en sont incalculables ». Les conséquences, c’est la transformation d’un juriste anonyme en tueur et c’est cette transformation irrémédiable, rendue admirablement par Littell qui fait tout le prix de ce livre si incroyablement fort qu’il fait oublier presque tous les ouvrages précédemment lus.

5 comments:

coolbeans said...

Comme si je n'avais pas assez de livres en attente sur ma table de chevet.... Mais merci d'avoir su attirer positivement mon attention sur un ouvrage que je répugnais à prendre en considération à cause de ses nombreux prix (réaction stupide, je le sais).

J-P. said...

Excellent billet qui me donne aussi envie de lire cette oeuvre (enfin qui suscite ma curiosité, devrais-je dire plutôt...) J'avais ressenti une impression similaire à la lecture dérangeante mais fascinante de L'Adversaire. Sauf que Carrère lui (en plus) écrit très, très bien !

Anonymous said...

Bienvenue dans la cour de ceux qui l'ont lu. Je trouve ta critique particulièrement juste.

Anonymous said...

Je suis d'accord avec toi jusqu'à "Tintin au pays des Nazis". Après, non, je ne crois pas du tout du tout que le roman puisse "se mettre dans la peau" d'un Nazi, ou d'un pauvre, ou d'une femme mal mariée (ou d'une pouffe). Il met en mots la représentation fantasmatique que l'auteur s'en forge. Il est tout aussi illusoire de voir dans le bourreau nazi un monstre inhumain que de le montrer comme un homme ordinaire. La référence tragique, par ailleurs, me paraît tout à fait artificielle, tentative convenue d'adosser le mystère de la Shoah aux grandes structures mythologiques qui traversent les siècles. Un grand bavardage, moi, je trouve, ce bouquin. En plus, gros radin, tu l'as emprunté à la bibli!
Luc Blanvillain

Anonymous said...

Et maintenant, il te faut lire les disparus de Daniel Mendelsohn.