Monday, October 26, 2015

Picture Book


Mon père n'est ni Robert Mapplethorpe, ni Willy Ronis. On ne discutera pas de lui aux rencontres d'Arles et on ne verra pas ses clichés au Palais de Tokyo. Mon père pratiquait la photographie comme d'autres pratiquaient le tir à l'arc ou la chasse à tir. C'était son violon d'Ingres, son principal loisir mais il ne s'est jamais pris pour un "photographe".
La plupart de ses photos datent d'avant l'irruption du numérique, à une époque où lorsqu'on était vraiment mordu, on développait les photos chez soi. Mon père avait au sous-sol  un petit labo photo qui sentait bon le révélateur et le fixateur. On pouvait y entrer à condition d'être immobile et silencieux. Et en sa présence uniquement.
Ses sujets de prédilection étaient un peu toujours les mêmes, la nature, la forêt en particulier, les églises mais surtout nous, ses enfants. Et ma mère aussi bien sûr.
C'est en 1978, avec l'acquisition de son premier Reflex, le fameux Canon A1, que le nombre de photos prises s'intensifia. Après être entré en politique par inadvertance et y avoir connu une vraie désillusion, il décida de consacrer son peu de temps libre à cette plus fructueuse occupation. Tous les négatifs étaient rangés dans un classeur avec des pochettes appropriées soigneusement annotées. Pendant un peu moins de dix ans, tous les événements familiaux furent consignés dans ces pochettes A la fin des années 80, par pur narcissisme, je tâchai de marcher dans ses traces et voulus remettre en activité le vieux labo photo. Je fis quelques tirages d'après les planches contacts qui me restaient mais sans soin et sans méthode. Et surtout sans rien archiver. Ce n'est que récemment avec les possibilités qu'offre la numérisation que j'ai réalisé le trésor que constituaient ces classeurs et que j'ai entrepris de  transformer tous les négatifs en fichiers image.
 Des visages ressurgissent, des lieux reprennent vie dans ces clichés, inédits au moins pour moitié. Véritable banque de données de la mémoire Aussudre, ils donnent à voir ce que fut une famille française de la classe moyenne, entre 1975 et 1985, de la R12 à la R20, des vacances à la mer aux vacances au ski, des déguisements de zorro aux poses devant la tombe de Chopin au Père-Lachaise. Beaucoup de ces photos n'ont, avouons-le qu'un intérêt purement domestique. Tiens, ce fauteuil se trouvait-là, l'oncle Vacher recevait sa légion d'honneur cette année-là, mon voisin m'emmenait sur son tandem, etc...
Et puis, sur quelques photos bien précises, quelque chose d'autre se joue. Des troncs d'arbre sous la neige dans une forêt normande, une jolie plongée de la cathédrale de Bourges sur de vieilles maisons berruyères, la douceur d'un regard, d'une pose enfantine montrent que mon père avait un vrai sens du cadre, une vraie empathie pour son sujet. Et alors, ces photos, qui n'étaient destinées au départ qu'à  fixer un moment heureux, réussissent le miracle de "nous faire éprouver comme présent ce qu'[elles] nous rappellent du passé", comme l'écrit Nicolas Grimaldi de Proust, en donnant à ce passé "plus de présence qu'il n'en avait lorsqu'il était présent".
 Photos : J.F Aussudre

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