Monday, September 18, 2006

A 16 ans, j’avais un ami qui s’appelait Jean-François. Dans mon lycée, le lycée d’enseignement général d’une ville ouvrière pas encore désindustrialisée (ça n’allait pas tarder), son Loden bleu et ses chemises à col cassé détonnaient au milieu des sacs US et des vestes en jean. Il aimait la chasse à Courre qu’il pratiquait d’ailleurs en Sologne, se voulait monarchiste et aurait bien milité au R.P.R s’il n’y avait eu le mot honni, République en conclusion du sigle. C’est peu dire qu’il me fascinait. Si j’avais été l’élève d’un lycée de centre-ville dans une métropole régionale, sa différence m’aurait sans doute moins sauté aux yeux. Mais là, honni de tous et de toutes, il m’en imposait. Encore confiant à l’époque dans un progrès possible de l’humanité, je m’en voulais de sympathiser avec un tel ennemi de l’égalité et de la répartition des richesses. Rarement nous ne partagions le même point de vue et il nous arrivait de jouter des heures entières sur la pertinence du débarquement américain sur l’île de Grenade ou la moralité des socialistes après l’affaire du Rainbow warrior. Le résultat était évidemment nul mais nous avions plaisir à tester notre rhétorique balbutiante.
Les cercles qu’il fréquentait, les amis que ses parents invitaient, les châteaux dans lesquels il paradait, je n’y avais pas accès mais secrètement, j’en rêvais. Lorsque, plus tard, j’y accédai par la petite porte, je fus grisé mais pas au point d’oublier que ce que j’y voyais n’était ni plus étincelant, ni plus éveillé qu’ailleurs. C’est à lui et à ses années que je pensai en lisant ce que Proust écrit du Duc de Guermantes et des Guermantes en général quant après avoir été étourdi par leur « distinctions » et leurs « grâces », il dévoile enfin leur vraie nature :

"Louis XIV (auquel les entichés de noblesse de son temps reprochent
pourtant son peu de souci de l'étiquette, si bien, dit Saint-Simon,
qu'il n'a été qu'un fort petit roi pour le rang en comparaison de
Philippe de Valois, Charles V, etc.) fait rédiger les instructions les
plus minutieuses pour que les princes du sang et les ambassadeurs
sachent à quels souverains ils doivent laisser la main. Dans certains
cas, devant l'impossibilité d'arriver à une entente, on préfère convenir
que le fils de Louis XIV, Monseigneur, ne recevra chez lui tel souverain
étranger que dehors, en plein air, pour qu'il ne soit pas dit qu'en
entrant dans le château l'un a précédé l'autre; et l'Électeur palatin,
recevant le duc de Chevreuse à dîner, feint, pour ne pas lui laisser la
main, d'être malade et dîne avec lui mais couché, ce qui tranche la
difficulté. M. le Duc évitant les occasions de rendre le service à
Monsieur, celui-ci, sur le conseil du roi son frère dont il est du reste
tendrement aimé, prend un prétexte pour faire monter son cousin à son
lever et le forcer à lui passer sa chemise. Mais dès qu'il s'agit d'un
sentiment profond, des choses du coeur, le devoir, si inflexible tant
qu'il s'agit de politesse, change entièrement. Quelques heures après la
mort de ce frère, une des personnes qu'il a le plus aimées, quand
Monsieur, selon l'expression du duc de Montfort, est «encore tout
chaud», Louis XIV chante des airs d'opéras, s'étonne que la duchesse de
Bourgogne, laquelle a peine à dissimuler sa douleur, ait l'air si
mélancolique, et voulant que la gaieté recommence aussitôt, pour que les
courtisans se décident à se remettre au jeu ordonne au duc de Bourgogne
de commencer une partie de brelan. Or, non seulement dans les actions
mondaines et concentrées, mais dans le langage le plus involontaire,
dans les préoccupations, dans l'emploi du temps de M. de Guermantes, on
retrouvait le même contraste: les Guermantes n'éprouvaient pas plus de
chagrin que les autres mortels, on peut même dire que leur sensibilité
véritable était moindre; en revanche, on voyait tous les jours leur nom
dans les mondanités du _Gaulois_ à cause du nombre prodigieux
d'enterrements où ils eussent trouvé coupable de ne pas se faire
inscrire. Comme le voyageur retrouve, presque semblables, les maisons
couvertes de terre, les terrasses que purent connaître Xénophon ou saint
Paul, de même dans les manières de M. de Guermantes, homme attendrissant
de gentillesse et révoltant de dureté, esclave des plus petites
obligations et délié des pactes les plus sacrés, je retrouvais encore
intacte après plus de deux siècles écoulés cette déviation particulière
à la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de
conscience du domaine des affections et de la moralité aux questions de
pure forme."
Je finis par trouver les mêmes défauts à mon ami , une dévotion suspecte pour tout ce qui portait particule et blason intact, un amour des codes sociaux qui lui gâtait le jugement mais peut- être parce que le souvenir émousse beaucoup de choses, je lui conserve malgré tout une reconnaissance émue . S'il n'avait été mon condisciple, je n’aurai sans doute pas autant aimé Proust ou Saint-Simon et je n'aurai jamais compris ce qui, dans le Faubourg Saint Germain, fascina l' auteur d'Un amour de Swann avant qu'il ne lui tordisse le cou dans La Recherche.

2 comments:

Anonymous said...

C'est un très joli papillon que celui-là. Il ne jure pas avec la préciosité proustienne et l'émotion y sonne particulièrement juste. On voit comment tu rapièces tes habits d'enfant d'ouvrier pour trouver finalement l'escalier dérobé qui mène à tous les pince-fesses aristocratiques d'une Sologne qui te furent refusés, ceux qui fleurent bon le terroir et tremblent sous la meute au bruit des trompes et des bottines cirées. Tu arrives à montrer ce que le racisme aristocratique de ton ami avait de fascinant pour ce jeune vierzonais hanté par la grandeur et rêvant d'héroïsme, ce frère que je n'ai malheureusement pas connu et qui devait pourtant me ressembler. Plus que tout, tu parviens à égaliser avec le temps les pavés d'une cour d'enfance que tu revisites avec bonheur. C'est ce que j'appelle commenter Proust, chemin faisant. Celle de la vie. Félicitations.
L'horrible de Nantes (HdN)

Eric Aussudre said...

Des mots qui touchent vraiment. Merci. Mais comme tu le sais, j'aurai eu bien du mal à enfiler mes habits d'enfant d'ouvrier, n'étant pas comme Martial Perrin dans La gueule de l'autre, "petit fils d'ouvrier, fils d'ouvrier et ouvrier moi même". Non, simplement, un enfant de la petite bourgeoisie paramédicale et provinciale.