Ah, comme j'envie l'abbé Mugnier, pas pour la chasteté, non, mais pour les rencontres qu'il fit toute sa vie durant. En délicatesse avec sa hiérarchie, cet ecclésiastique qui n'aimait ni les dévots ni les génuflexions, occupe une place à part dans le monde littéraire français de l'entre trois-guerre (il est ordonné prêtre peu après 1871 et meurt en mars 1944). Privé d'émulation intellectuelle au sein d'un clergé sclérosé par le pontificat de Pie X, le vicaire de la paroisse Saint Thomas d'Aquin délaissa le mieux qu'il put la sacristie pour la fréquentation de tout ce qui a compté (ou presque) dans le Paris de la Belle époque. Affamé de discussions littéraires, de mondanités et de boiseries dorées, l'Abbé Mugnier goûte autant la compagnie de la Princesse Bibesco que le brio du jeune Cocteau. Profitant d'un état qui inspire confiance, le prélat enregistre jour après jour les confidences de l'inénarrable Anna de Noailles (dont les caprices, la drôlerie et la sensibilité le ravissent) que les délires d'un Huysmans (dont la conversion au catholicisme lui doit beaucoup). Son Journal qui va des derniers feux du Faubourg Saint-Germain (celui qui fut si dur pour Lucien de Rubempré) au Paris de l'occupation, oscillant entre style télégraphique et formules épatantes est un régal car si l'abbé a un carnet d'adresses impressionnant, il a aussi un talent énorme pour la dissection acérée. Il a beau se régaler des blinis au caviar, il voit bien tout le pathétique de ce beau monde qui crie au socialisme lorsque les domestiques demandent le sucre que le rationnement leur consent et qui fuient la capitale au premier coup de la grosse Bertha. Ce qui me réjouit et qui répugnait à Léon Bloy, c'est aussi cette empathie que l'abbé éprouve pour tous ces habitués des grands salons parisiens. Libre-penseurs, déistes, antidreyfusards, monarchistes, le prêtre les écoute tous, jugeant rarement et tâchant dans son Journal de leur redonner vie le plus fidèlement possible. Celui dont il semble le plus proche par le tempérament et qu'il croisa souvent entre 1917 et sa mort, c'est bien sûr le plus grand d'entre tous, Marcel Proust. Tous les deux à leur façon furent les entomologistes d'un Monde qui ne se remit jamais vraiment de la grande hécatombe*. L'abbé Mugnier appellait Proust "l'abeille des fleurs héraldiques" et celui-ci aimait lui parler des aubépines d'Illiers . J'aime à penser qu'il ne lui aurait pas déplu d'être aujourd'hui édité dans l'une des plus belles collections qui soit : "Le Temps retrouvé".
* : Ils étaient peu nombreux en 1919, ceux qui tel le doux vicaire, osèrent envisager les suites désastreuses d'un traité également désastreux :"Sonate de Bach, de Beethoven. en songeant à ces grands Allemands je souffrais de certaines mufleries dont un peuple qui se dit chevaleresque doit s'abstenir. Il y a eu, en effet, dans notre attitude envers l'ennemi à la veille de signer ou signant, des détails qui m'ont choqué. On ne refuse pas le verre d'eau froide. Comme elle doit s'abîmer encore dans les rêveries tristes la Melancholia d'Albrecht Dûrer! Si jamais dans l'avenir, nous tombions dans les griffes d'outre-Rhin, comment serions-nous traités?"
7 comments:
Ah, oui, c'est intéressant : je vais voir cela de plus près et faire suivre ... Bravo pour la présentation toujours aussi vituose et amusante ! De plus là, je peux tout comprendre, alors que dans le domaine musical, je ne profite que de la musique des mots ... amitiés, Josiane
ça m'intéresse beaucoup.
est ce que ça peut accrocher un homme qui n'est pas familier avec la culture de la Belle Epoque (ormis Proust) ?
Oui (l'homme a un vrai talent pour dépeindre ses contemporains et un sens politique assez sûr (ce qui est parfois troublant si on le compare à la piétaille cléricale de l'époque) et non (la valse des noms propres peut parfois décourager). Quoiqu'il en soit, l'abbé a une personnalité attachante avec laquelle je me suis souvent senti en empathie (méfiance face aux avis péremptoires, indécision, tolérance, goût pour les femmes d'esprit...)
merci Eric.
en fait je n'ai jamais été largué parce que les notes sont vraiment bien.
j'ai appris plein de trucs même si parfois ça m'a gonflé (pour être intéressé par tous ces diners où machin dit ce qu'il pense de la dernière oeuvre de machine, il faut vraiment etre intéressé par machin et machine, ce qui n'a pas toujours été mon cas, par exemple j'aurais aimé plus de Proust et moins de Coctau mais bon).
en tout cas personnalité attachante que ce brave abbé.
J'ai un faible pour le côté mondain du vicaire (une tentation à laquelle j'ai hélas échappé en vivant à la cambrousse) car j'ai aussi un faible pour le côté de Guermantes et oui, je guettai aussi davantage les mentions de la Recherche (un autre point commun, cher Christophe) que les dîners avec l'amant de Jean Marais.
Je suis en tout cas ravi de t'avoir fait découvrir le bon abbé Mugnier. On est quitte car je te dois d'avoir été jusqu'au bout de l'Amie de mon amie.
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