Sunday, May 06, 2012

Comme à Ostende


Pour Daniel de Next

L'exil ostendais de Marvin Gaye ressemble, toutes proportions gardées, au séjour forcé de Bonaparte sur l' île d'Elbe. Même théâtre minuscule après avoir joué dans la Cour des grands, même coupure avec les siens, mêmes accès de mélancolie et même désir d'en partir pour en découdre une dernière fois avec son hubris.
Lorsque Freddy Cousaert, un promoteur occasionnel de spectacles rencontre Marvin à Londres en février 1981, celui-ci est "au bout du rouleau". Epuisé financièrement par ses deux divorces et par la nuée de parasites qui tournent autour de lui, c'est aussi une épave physique, ruinée par l'usage immodéré de cocaïne. Freddy lui propose une "mise au vert" dans la modeste pension de famille que tient sa compagne Liliane Debrock sur la côte belge à Ostende. Freddy, un vrai fan de soul music, met un point d'honneur à débarasser les parages de l'idole des dealers et des pique-assiettes. Il ne lâche plus Marvin d'une semelle. Il l'accompagne à la salle de boxe où il lui sert de sparring partner, il court avec lui le long de la Promenade Albert Premier et inscrit Bubby, le fils de Marvin et Jan dans la même école maternelle que ses filles. Progressivement, l'auteur de "Trouble Man" refait surface même si par moments, l'éloignement de Jan et de ses autres enfants le plonge dans une insondable tristesse. Il tire un trait sur Motown, signe avec CBS un contrat avantageux et commence à travailler sur ce qui sera son ultime album, Midnight Love.
Pour beaucoup de Belges, la présence de Marvin Gaye à Ostende est une incongruité aussi inimaginable qu'un séjour de Sinatra à Charleroi. Richard Olivier fait partie de ceux-là mais pour ce réalisateur indépendant, l'occasion est trop belle et en puisant dans ses économies, il finance et tourne un documentaire appelé Marvin Gaye Transit Ostende dont David Ritz dit dans le formidable Divided Soul (ma bible) qu'il est le meilleur témoignage réalisé sur Marvin de son vivant. Hélas, ce film tourné en 16 mm est aujourd'hui scandaleusement invisible. Heureusement vingt ans après, Richard Olivier a réalisé un second documentaire Remember Marvin Gaye à partir de nombreux rushes inutilisés pour son premier film qui lui, est parfaitement visible. Remember Marvin Gaye juxtapose des répétitions (sans doute pour le concert au casino d'Ostende du 4 juillet 1982) et des scènes de la vie quotidienne de Marvin à Ostende. On le voit jouer aux fléchettes dans un café plein de pêcheurs avinés, boxer avec Freddie, discuter avec Liliane qui repasse ses tenues de scène et promener sa grande carcasse désoeuvrée dans les rues de la ville de James Ensor. Loin du contexte auquel on l'associe ordinairement (l'Amérique urbaine de Detroit,Washington ou L.A), Marvin nous apparaît tout au long de ce documentaire comme un convalescent qui réapprend à marcher, un géant égocentrique et mélancolique qui sait qu'il ne peut plus compter que sur deux choses, son charme et sa voix. Le charme, c'est, entre autre, cette voix suave, douce qui donne au film cette couleur intimiste et chaude. La voix, c'est ce trésor si souvent chanté dans ces pages et qui, l'espace d'une séquence inouie (Marvin en training (aussi élégant avec que s'il portait un "tux") dans l'église de Mariakerke au milieu de rares fidèles médusés) entonne The Lord's prayer avec une force et une ferveur qui défient l'entendement.

3 comments:

Anonymous said...

Merde,
Marvin à Ostende, qui l'eut cru !
J'ai appris quelque chose aujourd'hui.
Merci, Sonic !


Krapulax

Eric Aussudre said...

Pour approfondir le sujet, rien de tel que de se plonger dans L'ami ostendais de Marvin Gaye écrit Par Richard Olivier :
http://www.olivier-films.be/fr/bibliographie/livre-ami-ostendais-marvin-gaye.html

Raphaël Zacharie de IZARRA said...

Á OSTENDE

A Ostende l'onde est un songe, la lumière une vague, l'écume une bière âcre.

Là-bas les mouettes se lamentent et les hommes ont l'âme lourde, ce qui est hautement réjouissant car à Ostende tout ce qui gémit est béni.

On vient à Ostende non pour y mourir mais pour voir mourir : dans cette ville en perpétuel automne la mélancolie est un spectacle intime. Les nuées y sont sombres, les âmes brumeuses, les flots lumineux.

A Ostende au casino face à la mer on joue, on perd, on pleure : on est heureux.

Dans cette capitale de la nostalgie l'amour est lunaire, la mort intermédiaire, la vie un interminable regret.

L'existence y est pâle, sereine, quasi funèbre. C'est la chose la plus délicieuse d'Ostende.

A Ostende il y a plein de vieilles en rouge à lèvres qui traînent leurs secrets d'amour glorieux et désuets : dans la ville flamande une tendre poussière recouvre les coeurs séniles.

Ostende est une ville égarée entre la mer et les étoiles, figée dans un siècle de naphtaline.

(Texte de René BARJAVEL 1965)